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Les Maîtres de la Science-Fiction #6 : Philip K. Dick

Par Alfro
1 mars 2016
Les Maîtres de la Science-Fiction #6 : Philip K. Dick

Il y a ce sentiment, quand vous vous réveillez, où le rêve perdure. Pendant quelques instants, le rêve parait plus "vrai" que le réel, l'empirique. Ce sentiment, Philip K. Dick l'éprouvait profondément, semblant voir au-delà de notre réalité. De plus en plus d'ailleurs, si bien qu'il fut aussi bien qualifié de fou que de visionnaire. Pourtant, l'écrivain fidèle à sa Californie est avant tout un auteur de génie, un romancier aussi prolifique qu'inspiré. Son œuvre a perduré dans la culture collective, bien aidée par le cinéma et un certain Ridley Scott, dont K. Dick dira qu'il était l'un des seuls capables de projeter les images et les mondes qu'il avait en tête. Bien trop tard pour un auteur qui n'aura que très peu connu le succès de son vivant.

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La réalité, c'est ce qui ne disparait pas quand on arrête d'y croire.

Philip Kindred Dick nait à Chicago en 1928. Un premier événement survient déjà dans sa jeune vie, puisque sa sœur jumelle ne survit pas à l'accouchement. La résonance de cette disparition aura une lourde répercussion dans l'avenir de l'auteur, mais pour l'instant, il n'y est pas encore. À vrai dire, il vit dans ses jeunes années une seconde déchirure, quand ses parents divorcent alors qu'il n'a que quatre ans. Il va alors rentrer en conflit avec eux, ne s'entendant jamais avec son père, un homme hanté par ses souvenirs de la Première Guerre Mondiale. Ni sa mère (avec qui il vivra désormais, la suivant de Berkeley à Washington), à qui Dick reprochera toujours l'avoir envoyé dans une école pour enfants victimes de problèmes psychologiques alors qu'il avait arrêté, sans doute par forme de protestation, de s'alimenter quand il avait sept ans.

Dans ce contexte, il va tout de même découvrir la science-fiction dans les pages de Stirring Science Stories. L'impact sera immense sur le jeune homme, qui va alors se découvrir une passion pour les mondes imaginaires, jusqu'à écrire sa première histoire un an plus tard. À cette période, il va aussi découvrir grâce à sa mère, qu'il aide en enchainant plein de petits boulots, les joies du socialisme en la suivant à des réunions. Cela va forger sa conscience politique. Il va d'ailleurs pleinement l'embrasser puisque lorsqu'il fera des études de philosophie à l'université de Berkeley en 1949, il se fera renvoyer pour ses idées marxistes (le maccarthysme n'est pas loin). Si bien qu'il va passer sa vingtaine à enchaîner les petits boulots.

Pendant tout ce temps, le jeune Philip K. Dick n'aura jamais arrêté d'écrire. Il va alors faire une rencontre cruciale, celle d'Anthony Boucher, éditeur du bien-nommé Magazine of Fantasy and Science-Fiction. Cette porte d'entrée va permettre à l'auteur fauché d'écrire bien plus, ses nouvelles lui assurant une petite rente. Pourtant, à cette époque, ses écrits sont souvent faits rapidement (il commence déjà à prendre de l'amphétamine pour tenir les délais), singeant ce qui se fait dans les autres magazines de pulp fiction. Il y a cependant déjà une subtile dose d'étrange dans ses histoires, c'est que plus il écrit, plus l'auteur se sent en confiance pour y introduire ses idées, ses théories philosophiques. Pourtant, son premier roman, Loterie Solaire (paru en 1954), est l'un des plus sages de sa carrière, presque une histoire anodine de S-F. Même si déjà on retrouve son obsession pour la réalité et ses faux-semblants.

Ce roman, comme tous ceux qui suivront pendant de nombreuses années, il le vendra à Ace Books pour seulement 1.000$. Peu soucieux des choses administratives, voulant surtout être publié et écrire, Dick signe un contrat catastrophique. Il va ainsi devoir écrire à la chaîne et en cinq ans, il va sortir pas moins de huit romans. De S-F. Car il va aussi écrire des œuvres littéraires qui sortent du cadre science-fictionnel, mais elles ne seront jamais publiées de son vivant, à part Confession d'un Barjo qui devra attendre dix ans avant de trouver un éditeur. Du côté vie personnelle, cela ne va pas fort non plus, il divorce, se remarie et répète l'opération. Il va même un moment arrêter d'écrire pour aider sa nouvelle femme, Anne, à monter sa bijouterie. Sans grand succès là non plus. Surtout que le genre de la science-fiction est passé de mode à cette époque, surtout pour le genre dystopique dont les gens ne veulent pas vraiment entendre parler en ces temps de Trente Glorieuses.

Inlassablement, il continue. Il reprend l'écriture et sort Le Maître du Haut-Château. Comme les autres, les droits ne lui ont pas rapporté beaucoup, mais cette uchronie qui voit le Japon et l'Allemagne se partager les Etats-Unis au lendemain de leur victoire commune lors de la Seconde Guerre Mondiale va rencontrer le succès, le premier de sa carrière. Ce roman va même être récompensé du prestigieux Prix Hugo, faisant dire à l'auteur que le lectorat français comprenait mieux ses écrits que ses cousins américains. C'est vrai que cette œuvre, brillante par ailleurs, est plus abordable que le reste de sa bibliographie. Elle parle de ce qui aurait pu être et pas de ce qui pourrait être. Bien moins dérangeant. Les romans qui suivront vont aussi bien s'écouler, ceux que Philip K. Dick avait écrit auparavant sont redécouverts, si bien que les choses semblent aller bien. En surface, du moins.

Sentimentalement, c'est encore le désastre. Sa nouvelle femme, Nancy, le quitte. Seul à nouveau, il s'enfonce toujours plus durement dans la drogue. A la fin des années 70, sa maison californienne va même devenir le refuge de la jeunesse hippie du coin. Il va même jusqu'à venir en aide à certains de ces jeunes, les transportant parfois à l'hôpital. De cette expérience, il va en tirer A Scanner Darkly, où il réfléchit, en plus de notre perception de la réalité qui l'obsède toujours, à la drogue. Dans laquelle lui-même s'enfonce de plus en plus. Cela, plus le fait qu'il retrouve un jour sa maison fracassée (il est persuadé d'un coup du FBI), poussent le départ de Dick pour Vancouver, un drame pour celui qui aimait tant sa Californie adoptive. 

Là-bas, il va faire une overdose de médicaments qui va le pousser à la désintoxication. Lui-même demande à ce qu'un psychanalyste l'examine, se doutant de sa paranoïa galopante. De retour aux Etats-Unis, il s'installe avec sa nouvelle femme, Tessa, et les choses semblent aller pour le mieux pour lui. Pourtant, il va vivre en 1974 une expérience mystique totale où il affirme avoir traversé notre réalité et d'avoir découvert toute une cosmogonie. Il va dès lors s'attacher à la retranscrire dans un journal qui deviendra L'Exégèse. Pourtant, son état devient de plus en plus difficile à supporter pour sa femme qui le voit s'enfoncer dans l'agoraphobie. Elle le quitte alors en 1976 et il tente de suicider.

Philip K. Dick va lentement se remettre. Écrivant beaucoup moins, protégé par la vente de ses livres qui lui permettent de vivre correctement, il se rétracte de plus en plus dans ses convictions mystiques, et amène son œuvre vers une voie nettement plus théologique (même s'il n'a cessé de se poser la question du divin), avec VALIS, clairement marqué par Ainsi Parlait Zarathoustra, ou La Transmigration de Timothy Archer, roman inspiré par ses discussions avec un évêque avec qui il s'était lié d'amitié. S'il se retirait du monde, le monde lui s'intéressait de plus en plus à lui, notamment avec l'adaptation de Do Androids Dream of Electric Sheep ?. Ce film de Ridley Scott (contre lequel il était initialement avant de se raviser avec enthousiasme après avoir vu les décors) qui allait le propulser sur le devant de la scène. Il était ainsi supposé arriver en même temps qu'Harrison Ford lors de l'avant-première de Blade Runner, mais un accident vasculaire l'en privera à un mois près d'un ordonnancement de l'univers en sa faveur.

Vous pensez que l'univers est rationnel et qu'il y a une justice. Vous y croyez. C'est votre vision du monde. Et puis, vous sortez avec votre costume tout neuf et un type vous vide dessus un pot de chambre. Votre costume est fichu et ça n'a aucun sens. Ça détruit complètement votre système. En un clin d'œil. Vous n'avez pas d'explication. Alors vous allez vous construire un autre système, vous dire que vous êtes coupable d'un péché dans une vie antérieure, ou que le type est votre ennemi ou qu'il est jaloux. Et vous allez vous bâtir système après système, et aucun d'entre eux ne sera valable, parce qu'en fait le geste du type n'avait aucun sens.

Des systèmes comme cela ne vous permettent pas de fonctionner parce qu'ils sont trop rigides. Ils vous font croire que vous savez tout et quand vous rencontrez quelque chose d'inattendu, le système s'écroule, ou vous devenez cinglé, ou vous niez ce qui vous est arrivé.

J'ai remarqué que quand quelqu'un dit quelque chose d'étrange, quelque chose qui ne colle pas avec des systèmes connus, la moitié des gens qui sont là n'entendent même pas. Leur ouïe leur transmet bien l'information, mais ils la rejettent.

Les Maîtres de la Science-Fiction #6 : Philip K. Dick