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Édito #83 : Please tell me you're seeing this too

Par Sullivan
19 septembre 2016
Édito #83 : Please tell me you're seeing this too

Grande messe du petit et lucratif univers des séries TV aux USA, les Emmy Awards ont fait coup double en faisant triompher Rami Malek en tant que meilleur acteur 2015/2016 hier soir, scellant par-là un pan de leur histoire puisqu'il s'agit du premier acteur "non-white" (ses parents sont égyptiens) depuis 18 ans à remporter un sésame qu'il partage notamment avec Bryan Cranston et Jon Hamm, deux derniers vainqueurs du plus précieux titre à glaner lors de cette belle soirée.
Mais si Breaking Bad et Mad Men étaient deux séries mondialement connues et reconnues par l'establishment d'Hollywood lors de ces couronnements attendus, il en va autrement pour Mr Robot, phénomène générationnel apparu l'année dernière sur USA Network mais aussi massivement et tout naturellement sur la toile, phénomène créé par un homme dont on ne savait alors que peu de choses : l'intriguant Sam Esmail
 
Pur produit de ce que j'appelle "la génération Fight Club / Matrix", Esmail nous projette (et se projette, indéniablement) dans le personnage incarné à la perfection par Rami Malek, lui aussi produit concret d'une génération pour qui le Cyberpunk n'est pas que la projection d'un futur dystopique, mais nous y reviendrons. Porte-voix de ceux qui n'en ont pas (notamment lors de cette diatribe devenue légendaire et on-ne-peut-plus virale du 4ème épisode de la première saison), Elliot et FSociety pourraient bien être la suite d'un mouvement vieux comme le monde, celui d'une contestation passée récemment par le Street-Art, la Culture Pop, les manifestations, les mouvements Occupy et beaucoup d'autres formes de luttes contre un pouvoir toujours plus tentaculaire, cynique et désintéressé par 99% de ses composants.
Voilà ce que les Emmy Awards ont choisi de célébrer hier soir, prouvant une fois de plus les liens étroits entre les différents acteurs d'Hollywood et la volonté d'un monde meilleur - rappelez-vous quand Angelina Jolie propulsait Banksy off the charts en achetant trois de ses originaux dans les années 2000. Voilà le visage de celui qui, du haut de ses 35 ans, incarne mieux que personne les vies de ceux qui sont nés avant Internet mais après la disparition d'un futur radieux, ceux que certains sociologues placent sous la bannière de la Generation X, ceux qui ont vécu l'apparition de l'informatique, ses langages et ses failles, entre deux épisodes du Club Dorothée. Ceux qui, demain, seront au pouvoir et auront la charge d'inverser une courbe dramatique pour les sociétés occidentales, souvent responsables des maux d'une planète qui, elle, ne peut pas s'appuyer sur une sauvegarde pour retrouver sa forme initiale. 

 
Mais plutôt que de nous arrêter sur la personne et la carrière de Rami Malek (qui passe notamment par Twilight, Need For Speed - où il nouera une belle amitié avec Aaron Paul, c'est déjà ça de pris, The Pacific et la Nuit au Musée - où il croisera par deux fois la route du Punisher, mais aussi par le sous-estimé Until Dawn (un jeu que l'on vous conseille tant il se trouve facilement autour de 10€), parlons plutôt du tour de force qu'est Mr. Robot, série récompensée par ses pairs alors qu'elle peine encore à convaincre le grand public qui jure plutôt par Game Of Thrones et Walking Dead depuis des années, et que la série a du mal à atteindre tant elle ne fait aucun compromis artistique pour se plier à des codes (narratifs et/ou de mise en scène) plus convenables pour une audience toujours plus large. 
 
Qu'importe l'über-success, Mr Robot a aujourd'hui trouvé son public, souvent aussi passionné par la création de Sam Esmail qu'enclin à transmettre le bon plan à un maximum de personnes autour de lui, que l'une des rares séries "éveillées" des networks ne traverse pas un désert d'inattention et se propage dans des cercles bien informés. Elle qui démarre ce soir sur France 2 devrait d'ailleurs rencontrer un nouveau public en France, celui des couche-tard les moins connectés, peut-être de générations moins au fait du dernier phénomène en matière de série TV. 
 
Après la fronde de Charline Vanhoenacker face à Nicolas Sarkozy la semaine dernière, les divers scandales soulevés par Cash Investigation et la dernière vidéo virale de FranceTV Zoom (supprimée après des pressions) sur un parlementaire qui oublie de couper son micro quand il danse de manière macabre avec les lobbys qui tirent ses câbles, on remarque que la plus grande chaîne de TV Publique en France joue le jeu d'un monde dont les lignes bougent avec l'arrivée d'Elliot Alderson sur ses antennes, en témoigne ce spot de pub qui a le mérite d'admettre en filigrane la place toute cosmétique et sensationnaliste qu'occupe le journal de 20H dans une société d'information :
 

On regrettera d'ailleurs que "la 2" ne soit pas allé chercher Hacking Robot, l'aftershow de la série sur USA Network qui permet au casting de la série mais aussi et surtout à Christian Slater (producteur) et Sam Esmail (scénariste / réalisateur / créateur de la série) de revenir sur chaque épisode diffusé plus tôt dans la soirée. Didactique sans être paternaliste dans ses envies de grand soir et forte d'une ambiance dingue et d'une vraie osmose avec son casting à chaque fois, l'émission permet notamment au public le moins à l'aise avec l'informatique (très bien mis en scène dans la série, c'est un des nombreux détails et une de ses nombreuses qualités à noter) de prendre conscience de ce qui se passe réellement à l'écran.  
 
Passons sur ce petit oubli que vous pouvez réparer en étant malins sur la toile (un indice : un VPN vous permet de consulter Hacking Robot de manière officielle sans problème) et revenons sur ce qui fait le sel d'une série qui, à la manière d'un virus, est devenue un phénomène à mesure qu'elle a contaminé chaque spectateur, chaque nouvel entrant dans la tête d'un personnage qui fera date dans l'histoire de la fiction. 
 
Véritable amorce du monde de demain n'ayant pas peur d'affronter la réalité d'aujourd'hui et ce qui nous pend au nez dans une société où Bayer ne souffre d'aucune concurrence ou forme d'intervention pour empêcher l'achat de l'ogre américain MonsantoMr Robot est le parfait produit des cultures urbaines d'aujourd'hui : talentueuses, pressées, angoissées voire paranoïaques, noyées dans l'information, le multi-tasking et perdues dans un système qui n'a pas trouvé mieux que de devenir la forme ennuyeuse des pieuvres développées dans la science-fiction depuis près d'un siècle. S'inspirant des plus grands (et particulièrement de David Fincher et des Wachowski en matière d'écriture et de mise en scène), Sam Esmail transmet une fougue adolescente à la révolte nécessaire incarnée par un groupe de hackers prêts à faire tomber le monde tel que nous le connaissons, en s'attaquant à Evil Corp, une société fantasmée qui prend pourtant racines dans les nombreuses heures de recherches de Sam Esmail dans le monde des multinationales cupides (Enron et ses traders en particulier, les amateurs de la série reconnaîtront ce logo). 
 

 
Et si la première saison faisait office de délicieux caprice d'un network qui se permet de surfer sur la vague des anonymous qui plait tant aux nombreux spectateurs qui les admirent mais qui ne se verraient surtout pas les rejoindre dans leurs actions, le tour de force de Mr Robot restera sa seconde saison, souvent plus mâture dans l'écriture et surtout capable d'assumer le pari fou du season finale précédent : mener une révolution. Littéralement. Forcément informatique dans un monde qui a confié son avenir aux 1 et aux 0, la révolution ne sera effectivement pas télévisée mais bien retransmise en streaming, comme un symbole fort sur le biais inhérent de la Télévision, qui aura pourtant rempli sa mission d'occuper plusieurs générations pendant que les intérêts de quelques-uns se rejoignaient.

Aussi concrète dans sa manière d'aborder le hacking que pertinente dans son propos et artistiquement aboutie avec les multiples couches d'écriture qui la composent, Mr Robot est également un modèle de développement de personnages, entre faux-semblants et empathie véritable pour son petit casting, composé notamment du génial Christian Slater, qui porte la double casquette de producteur. Capable d'aborder les troubles mentaux comme peu de séries destinées à un circuit relativement mainstream, la série propose aussi à plusieurs reprises des extraits d'un futur que l'on peut presque déjà toucher du doigt (et qui a le mérite d'être bien documenté), où les mégacorporations ne connaîtront comme concurrence que d'autres mégacorporations. Et si vous pensez que nous y sommes déjà, vous n'avez effectivement pas totalement tort mais croyez-moi, l'après pourrait être bien pire et nous y sommes comme destinés par les décideurs qui ont perdu les freins sur l'autoroute qui nous mènera pourtant tous dans le mur. 
 


Toujours pas perçu comme un caillou dans la chaussure de ces mêmes dirigeants qui ont d'autres choses à faire que de mener une révolution au travers d'une série TV, la série pourrait rester culte pour une génération entière qui, peut-être, trouvera dans les aventures d'Elliot la flamme dont elle avait besoin pour rejoindre ceux qui refusent de fermer les yeux sur les nombreux travers que nous laissons passer chaque jour, en commençant par l'inévitable et catastrophique société de consommation, en poursuivant par la risible organisation du travail et la répartition des richesses. Plus d'égalité, de culture, d'empathie et de partage, moins d'interventionnisme et de pyramidalité sociale, c'est tout ce que réclament Mr Robot et ses fidèles spectateurs, activistes ou non, et c'est tout sauf de la Science-Fiction.

Mais d'ailleurs, est-ce que Mr Robot peut se vanter d'être une série de Science-Fiction, elle qui donne dans une anticipation bancaire somme toute légère (quoique le dernier épisode en date ouvrait une porte plus grande avec E-Corp) ? Peut-on parler de Cyberpunk, tant ses racines, ses références (Blade Runner notamment) et ses réflexions profondes se puisent dans la culture créée par William Gibson ? Ce serait alors reconnaître que la société a suffisamment muté pour devenir ce contre quoi nous étions prévenus (mais pas préparés) depuis des décennies, et la douce ironie d'une telle idée est que nous connaissons tous la suite, puisqu'elle nous est racontée par des dizaines d'artistes depuis des années. Est-il encore possible d'échapper au futur tel qu'il nous est présenté par Tom Hiddleston et Tilda Swinton dans le sublime Only Lovers Left Alive et des centaines d'autres œuvres sur lesquelles nous reviendrons bientôt ? Est-ce l'affaire de "rêveurs adolescents" et de vues d'artistes seulement ? Ce qui est sûr, c'est que la culture n'a jamais été aussi facile d'accès et que c'est peut-être la clé d'un monde meilleur, à commencer par Mr Robot et son futur pas si paranoïaque. Ce qui est sûr aussi, c'est que c'est à chacun de nous la célébrer, de la partager, de la propager. 
 
Le monde d'après est là, jeune, parfois enragé et pas encore concerné par le sacro-saint combo labrador - prêt immobilier. Il est prêt à sortir, mais c'est un consentement commun impossible à coordonner dans une société de confort qui lui donnera vie, de ceux qui demandent plus de courage que se rassembler derrière une série, aussi révolutionnaire soit-elle. En attendant, Mr Robot est l'une des fenêtres les plus pertinentes sur la société qui nous entoure et sur le monde de demain. Mais attention, il ne faudrait pas perdre son jeudi dans les rues à lutter contre les 1% et leurs infinies formes de cynisme social, il y a un season finale ! Peu importe le manque de buzz et les critiques de ceux qui voient la série comme un adolescent aussi fougueux qu'intéressé prêt à bloquer son lycée, du haut du job qu'ils n'ont jamais voulu et qui leur offre pourtant du pain, des jeux et de la sécurité, Sam Esmail a su cristalliser l'esprit d'une génération toute entière, une génération qui a la sensation d'être née au mauvais moment et qui pourrait pourtant se retrouver à faire ce que celles qui l'ont précédée n'ont jamais osé : essayer de changer. Merci pour ça, promis on essayera.