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Critique - Walter Kurtz était à pied (Emmanuel Brault) : l'individu face à l'absurdité de son système de croyance.

Par Louis - CINAK
3 min 12 avril 2021
Critique - Walter Kurtz était à pied (Emmanuel Brault) : l'individu face à l'absurdité de son système de croyance.
On a aimé
- Un style très imagé
- L'étrangeté de la culture des Roues
On n'a pas aimé
- Le manque d'évolution du personnage principal

La route dessinait notre futur, qui tiendrait tout entier en une règle : avancer, toujours.

Emmanuel Brault a traité, chez Grasset, de la question du racisme avec Peaux Rouges. Cette fois, chez Mü, il s’attaque au système capitaliste et à la lutte entre le moderne et le « bon sauvage » dans un récit réussi d’anticipation sur la haine de l’autre : Walter Kurtz était à pied.

Dany et Sarah sont des Roues, ces citoyens qui ont décidé de prendre leur voiture et d’avancer. Ils sont les nomades d’un monde à l’agonie qui n’a trouvé pour seul moyen de lutter contre la surpopulation, la perte de repères dans la vie quotidien et autres maux du siècle, que de convaincre hommes et femmes à prendre la route et de ne jamais s’arrêter. Les Pieds, eux, sont presque des démons dans leur imaginaire : ils vivent dans des villages, ils sont sales et ne connaissent pas la joie de la route. Pour les Roues, ils sont à peine des Hommes. Sauf qu’un jour, Dany et Sarah ont un accident de voiture et personne ne vient les sauver… sauf les Pieds ! Commence alors une véritable réflexion pour Emmanuel Brault et, nous lecteurs, sur la modernité et l’ « état sauvage ».

Lerécit à la première personne suit le point de vue de Dany qui n’éprouve que du dégoût pour ces « sauvages » (qu’on pourrait rapprocher des Hamish). Ils n’ont pas accès à Internet, leur vie est rythmée par des besoins primaires (comblés chez les Roues par les points gagnés en roulant). Le style de l’auteur accompagne ce rejet total de cette nouvelle culture pour Dany avec des propos parfois très durs. Problème pour le personnage : sa sœur, elle, est séduite par les Pieds et leur vie simple et stable. Sauf que cela, Dany ne peut le comprendre, ni même le conceptualiser, cela serait un retour au primaire, au sous-homme…

Au-delà de l’opposition « modernité-sauvagerie » qui conduira à une lutte, Emmanuel Brault traite du capitalisme et de son effondrement à venir. Les Roues, pour perpétuer leur mode de vie, doivent rouler afin d’accumuler des points leur permettant d’acheter de l’essence et donc de continuer à rouler et gagner des points : une spirale infernale ! Les Pieds sont une anomalie car ils ont décidé d’abandonner cette vie. Et le système les a diabolisés pour éviter que d’autres ne les rejoignent. Dans les faits, dans notre monde, nous effectuons déjà cette diabolisation : très souvent les communautés autonomes qui cherchent à se reconnecter avec la nature et quitter la logique des marchés et de l’échange sont incomprises par les médias et souvent regardées avec mépris. Emmanuel Brault n’a fait qu’amplifier un phénomène existant. Il met le doigt là où cela fait mal et nous met face à nos propres lacunes !

J’aimerais remercier ici l’auteur pour une scène en particulier au début du roman, où Dany est sur le siège passager et observe le panorama qui l’entoure après une montée particulièrement ardue sur la route. La description qu’en a fait Emmanuel Brault a touché mon âme enfant qui, petit, se perdait dans le paysage lors des grands trajets. Une vraie madeleine de Proust faite de métal et de bitume. Cet exemple me permet de dire que le style de l’auteur est de fait très imagé et qu’il est facile d’abord.

Le seul point qui m’aura fait tiquer à la lecture, c’est l’évolution du personnage principal. Dans les faits, il n’y en a pas. Sarah, elle choisit une voie et grandit en conséquence, mais elle reste un personnage largement secondaire. Tandis que Danny, lui, reste fidèle à ses valeurs jusqu’au bout, ce qui laisse une légère amertume car j’apprécie les récits où le héros se confronte au réel et en ressort grandi. Ici, Dany se perd dans son fantasme de la vie rêvée d’une Roue. En un sens, ce fanatisme sert le propos de l’auteur qui veut montrer toute l’absurdité du système des Roues, mais encore faudrait-il considérer Dany comme un « héros »… 

Walter Kurtz était à pied est une plongée dans un « possible », celui où un choc presque civilisationnel éclatera. Le mode de vie des Roues est obsolète (et le nôtre selon l’auteur) et ne pourra que se tourner vers la violence et le rejet pour survivre, comme un dernier baroud d’honneur. Le 2ème roman d’Emmanuel Brault est à lire pour toutes les questions qu’il soulève sur notre modèle de société et notre approche de l’autre.


Chez l’éditeur : https://www.mnemos.com/catalogue/walter-kurtz-etait-a-pied/

Où le trouver : https://livre.fnac.com/a14097163/Emmanuel-Brault-Walter-kurtz-etait-a-pied

Crédit illustrateur : Kévin Deneufchatel